Brazzaville et Kinshasa, un fleuve pour miroir
Depuis le quai de la Corniche, le promeneur brazzavillois aperçoit, à moins de deux kilomètres, les tours éparses de Kinshasa qui scintillent au crépuscule. Cette proximité presque intime étonne toujours les visiteurs qui découvrent deux capitales nationales séparées par un simple ruban d’eau. Pourtant, la rive gauche appartient à la République du Congo, tandis que la rive droite relève de la République démocratique du Congo. Il suffit d’un visa et d’une vedette pour changer de pays, de fuseau politique, parfois même d’horizon socio-économique. « Il n’y a pas deux Congos, il n’y a qu’un même peuple séparé par l’histoire », confiait récemment l’historien Isidore Ndaywel (Ndaywel, 2012), rappelant combien le fleuve est à la fois trait d’union culturel et frontière juridique.
Un partage berlinois au goût d’arbitraire
Pour saisir cette singularité géopolitique, il faut remonter à la conférence de Berlin de 1884-1885 qui, sous l’impulsion de Bismarck, codifia la ruée européenne vers les territoires africains. La France obtint la rive nord, baptisée Congo français, tandis que Léopold II de Belgique se vit reconnaître comme propriétaire personnel du territoire situé au sud, bientôt connu sous le nom d’État Indépendant du Congo. Le tracé suivait la logique fluviale plus que toute cohérence ethnique. Selon les archives du Quai d’Orsay, l’ingénieur Pierre Savorgnan de Brazza plaida pour faire du cours d’eau une voie d’accès à l’intérieur, non une barrière ; l’administration belge, elle, s’empressa d’ériger des postes militaires qui verrouillèrent la rive opposée (Archives diplomatiques françaises, 1890).
Des administrations coloniales aux trajectoires divergentes
Dès la fin du XIXᵉ siècle, les modes de gestion contrastés façonnèrent deux identités politiques distinctes. Brazzaville devint le siège de l’Afrique-Équatoriale française, laboratoire d’une administration indirecte qui misait sur les chefferies locales mais imposait une fiscalité lourde. De l’autre côté, Léopoldville – future Kinshasa – subit le régime d’extraction brutal voulu par Léopold II, marqué par le travail forcé dans l’ivoire puis le caoutchouc. Les démographes estiment que la population de l’actuelle RDC chuta de plusieurs millions d’âmes entre 1890 et 1910 (Hochschild, 1998). Les héritages se lisent encore aujourd’hui : centralisme politique pour Brazzaville, méfiance vis-à-vis de l’autorité étatique pour Kinshasa, où l’économie informelle reste tentaculaire.
Indépendances précipitées, identités disputées
L’année 1960 vit naître deux États souverains à six semaines d’intervalle. À Brazzaville, l’indépendance du 15 août se déroula dans une relative quiétude, la continuité administrative étant assurée par l’élite formée dans les écoles coloniales. À Léopoldville, en revanche, le 30 juin fut suivi d’une cascade de sécessions régionales, culminant avec l’assassinat de Patrice Lumumba. Les deux nations adoptèrent d’abord la même dénomination – République du Congo – avant que l’ancienne colonie belge ne se rebaptise République démocratique du Congo en 1964, afin d’éviter la confusion diplomatique. La toponymie populaire inventa alors les appellations « Congo-Brazzaville » et « Congo-Kinshasa », aujourd’hui consacrées par l’usage médiatique.
Entre coopération et méfiance, un dialogue inachevé
La proximité géographique nourrit depuis soixante ans une dialectique d’attraction et de recul. Les échanges commerciaux demeurent modestes au regard de la complémentarité potentielle : hydrocarbures et bois transformé traversent plus souvent l’Atlantique que le fleuve, tandis que les produits agricoles kinois empruntent des circuits informels pour gagner les marchés brazzavillois. Les deux gouvernements ont certes signé, en 2019, un accord de navigation visant à fluidifier le trafic fluvial, mais la mise en œuvre tarde, retardée par les impératifs sécuritaires et les droits de douane jugés prohibitifs par les opérateurs privés. « L’on parle beaucoup d’intégration sous-régionale, mais le premier pont à construire est psychologique », observe l’économiste Jean-Bruno Obambi (Obambi, 2021), soulignant la persistance de stéréotypes réciproques.
Le fleuve, frontière aujourd’hui et passerelle demain ?
Au-delà des bilans économiques, l’avenir du « couple congolais » dépend d’une jeunesse qui circule déjà librement dans la sphère numérique. Des collectifs artistiques organisent des résidences ponctuelles des deux côtés, tandis que les supporters de football traversent régulièrement en pirogue pour des derbys électriques. La Banque africaine de développement a relancé, en 2022, l’idée d’un pont route-rail qui relierait la rive droite à la rive gauche ; le financement reste incertain, mais le symbole d’un tel ouvrage serait fort. Comme le rappelait récemment le professeur Tshitenge Lubabu, « le fleuve a longtemps servi aux colonisateurs à séparer ; il pourrait demain servir aux Congolais à s’unir ». Entre héritage colonial et défis contemporains, les deux Congos poursuivent ainsi une cohabitation singulière, faite de rivalités passionnelles et d’espoirs partagés, où le passé n’est jamais vraiment révolu mais où l’avenir demeure, pour qui sait l’imaginer, un terrain commun.