Du royaume Kongo au partage de Berlin : genèse d’une scission
Depuis les berges sablonneuses de la Pointe-Noire médiévale jusqu’aux contreforts boisés du Bas-Congo, le royaume Kongo construisit dès le XIVᵉ siècle un espace politique cohérent, fondé sur la maîtrise commerciale du fleuve et une diplomatie rodée avec les puissances atlantiques naissantes. Le mot « Congo » devient alors synonyme d’autorité régionale, bien avant que les cartes européennes n’en fixent les contours.
La bascule survient au XIXᵉ siècle. Chancelant sous les razzias esclavagistes, le royaume n’a plus la force d’imposer ses règles lorsque, en 1884-1885, la Conférence de Berlin distribue l’Afrique centrale comme on découpe un gâteau trop riche. Sans la moindre consultation locale, la rive gauche du fleuve est cédée à la France de Savorgnan de Brazza, tandis que la rive droite tombe dans l’escarcelle personnelle du roi Léopold II. Le trait de plume diplomatique se mue en césure civilisationnelle.
Deux rives, deux colonisateurs, une même violence économique
À l’ouest, le Congo français se vit d’emblée comme arrière-cour du port de Bordeaux. Le chantier du chemin de fer Congo-Océan, inauguré en 1921, avala selon les archives coloniales plus de quinze mille vies africaines pour à peine cinq cent dix kilomètres de rails. L’administration parlait de « travail obligatoire » au nom de la prétendue mission civilisatrice.
En face, le Congo dit « Libre » devint l’affaire privée d’un souverain belge accro aux dividendes. De 1885 à 1908, la Force publique du roi Léopold II imposa des quotas de caoutchouc si draconiens que les mains amputées devinrent unité macabre de mesure. Les estimations démographiques, quoique débattues, s’accordent à évoquer entre dix et quinze millions de morts (Hochschild, 1998). Qu’il fût national ou privé, le colonialisme construisit la richesse européenne sur la dislocation des sociétés congolaises.
Des indépendances précipitées aux régimes de l’Homme providentiel
Lorsque Brazzaville proclame son autonomie en août 1960, immédiatement imitée par Léopoldville quelques jours plus tard, l’enthousiasme populaire masque mal l’absence de cadres formés à gouverner des États modernes. Patrice Lumumba, figure de proue de la souveraineté congolaise, est assassiné moins d’un an après son investiture, déclenchant une succession de crises dont profitera Mobutu Sese Seko pour installer une kleptocratie de trente-deux ans.
Côté Brazzaville, l’idéologie fluctuante – marxisante puis libérale – n’a pas empêché la longévité politique de Denis Sassou Nguesso, au pouvoir, à quelques interruptions près, depuis 1979. Les décennies 1990 et 2000 verront la RDC se consumer dans deux guerres continentales tandis que la République du Congo, plus petite et pétro-dépendante, oscillera entre rébellion armée et stabilisation autoritaire. Les deux capitales, si proches, évoluent dès lors dans des réalités sécuritaires radicalement différentes.
Identités nationales : convergences socioculturelles, divergences politiques
Dans les bars de quartier de Poto-Poto comme sur les terrasses du boulevard du 30 Juin, les rythmes du ndombolo et les proverbes en lingala rappellent qu’une mémoire partagée traverse encore le fleuve. Les parentés claniques, les rites initiatiques et même les menus culinaires – saka-saka, madesu, foufou – dessinent un espace culturel transfrontalier difficilement réductible aux drapeaux.
Pourtant, soixante-trois ans de souveraineté séparée ont sculpté deux imaginaires civiques. À Brazzaville, l’État est perçu comme appareil relativement compact, centré sur une élite pétrolière. À Kinshasa, l’horizon national semble souvent éclaté entre provinces, entreprises minières et organisations internationales. Ces contrastes administratifs expliquent la tiédeur des opinions publiques lorsqu’un hypothétique projet de réunification refait surface dans les cénacles universitaires.
Ponts physiques et symboliques : vers une coopération sans fusion
Les débats sur l’union politique se heurtent à trois réalités : poids démographique disproportionné, défis sécuritaires persistants à l’est de la RDC et réticences d’élites peu enclines à diluer leur pouvoir. Toutefois, la realpolitik régionale ouvre d’autres pistes. La baisse drastique du coût des communications téléphoniques, passée de trois dollars la minute dans les années 1990 à quelques dizaines de centimes aujourd’hui, a rapproché les familles séparées par la rive.
Le projet de pont route-rail entre Kinshasa et Brazzaville, soutenu par la Banque africaine de développement, incarne cette diplomatie des infrastructures. Aux dires du ministre congolais de la Coopération régionale, « nous construirons d’abord le trafic, les peuples écriront le reste ». Autrement dit, l’histoire d’une frontière née de la rapacité coloniale pourrait s’achever, non par effacement des États, mais par l’émergence d’une intégration fonctionnelle où le fleuve redeviendrait trait d’union plutôt que ligne de fracture.