Au-delà d’une homonymie déroutante
Il suffit de traverser le fleuve par pirogue ou par avion pour passer d’un Congo à l’autre : huit minutes de vol séparent Brazzaville de Kinshasa, record mondial de proximité entre deux capitales nationales. Or, derrière cette parenté nominale se cachent des États aux surfaces, populations et trajectoires politiques radicalement différentes. L’un, la République du Congo, compte un peu plus de six millions d’habitants ; l’autre, la République démocratique du Congo, en abrite près de cent dix millions, soit la taille démographique d’un géant africain. Comment deux nations si dissemblables peuvent-elles porter le même patronyme ? La réponse plonge ses racines dans les cartons poussiéreux du XIXᵉ siècle européen, lorsque les puissances coloniales se partagèrent souverainement le bassin du Congo.
Un héritage fluvial bifurqué
Le fleuve Congo, deuxième plus puissant du monde après l’Amazone, a longtemps servi de frontière naturelle et de repère géographique avant de devenir un marqueur politique. Au cœur de la conférence de Berlin de 1884-1885, la France et la Belgique obtiennent chacune un tronçon : la rive droite devient « Congo français », future assise de l’Afrique équatoriale française, tandis que la rive gauche est cédée au roi Léopold II sous le nom d’« État indépendant du Congo ». Le dessin paraît anodin sur une carte murale ; il s’avérera décisif pour le destin de millions d’Africains.
Les empreintes contrastées de la France et de la Belgique
Sous administration française, Brazzaville se mue rapidement en centre administratif et missionnaire. On y diffuse le code de l’indigénat, mais l’emprise économique reste relativement modeste, l’intérieur du territoire étant couvert d’épaisses forêts peu rentables aux yeux de Paris. Côté belge, le système est plus brutal : l’extraction du caoutchouc et des minerais s’accompagne d’un système de quotas et de travaux forcés qui scandalise déjà les observateurs de l’époque (Hochschild, 1998). Même après la reprise du territoire par Bruxelles en 1908, l’appareil colonial demeure centré sur l’exploitation intensive plutôt que sur la formation d’élites locales.
Ces divergences de gouvernance auront pour conséquence la constitution d’élites congolaise et zaïroise aux profils sociopolitiques distincts : si l’école française produit une classe lettrée francophone revendiquant tôt l’autonomie, le modèle belge privilégie la formation technique et décourage tout élan politique, ce qui retardera la structuration partisane.
1960, l’année des promesses rivales
Le vent de décolonisation atteint simultanément les deux rives. Le 30 juin 1960, la colonie belge devient République du Congo avec Kinshasa (alors Léopoldville) pour capitale. Le 15 août suivant, la France accorde l’indépendance au Congo-Brazzaville. Deux États, deux gouvernements, un même nom : la confusion est telle que l’usage populaire se met à parler de « Congo-Léo » et « Congo-Brazza », avant que le premier n’adopte, en 1964, l’appellation de République démocratique du Congo.
La rivalité symbolique ne tarde pas. Patrice Lumumba appelle à l’unité pan-africaine depuis Kinshasa, tandis que Fulbert Youlou parie sur un alignement occidental. Les diplomates étrangers jonglent entre deux capitales aussi proches géographiquement que lointaines idéologiquement.
Des trajectoires politiques divergentes
Au Congo-Brazzaville, l’instabilité des premières années cède la place, en 1979, au pouvoir de Denis Sassou-Nguesso, toujours en fonction après une parenthèse de guerre civile en 1997. À Kinshasa, les ruptures sont plus radicales : Mobutu Sese Seko rebaptise le pays Zaïre en 1971 et impose un régime hyper-présidentiel longtemps soutenu par la guerre froide. Les premières élections pluralistes crédibles n’interviendront qu’en 2006.
Les indicateurs macro-économiques reflètent ces écarts de gouvernance. Le PIB par habitant congolais dépasse cinq mille dollars en parité de pouvoir d’achat, tandis que celui de la RDC reste trois fois inférieur, malgré des réserves minières colossales. Les analystes de la Banque africaine de développement parlent d’un « géant aux pieds d’argile » pour évoquer la RDC, quand le Congo-Brazzaville est qualifié d’« économie de rentes stabilisée, mais fragile ».
Brazzaville-Kinshasa : microcosme d’une gémellité contrariée
Sur les quais de la Corniche, les habitants de Poto-Poto aperçoivent le halo lumineux de Kinshasa au crépuscule. Les traversées officielles demeurent pourtant coûteuses et rares, contraintes par des procédures consulaires lourdes. Selon un rapport conjoint des deux municipalités publié en 2021, seulement quatre mille passagers réguliers empruntent chaque mois la navette fluviale, un chiffre dérisoire si l’on songe aux trois millions de voyageurs qui franchissent chaque année le détroit du Bosphore.
Les projets d’un pont-route-rail, appuyés par la Banque africaine de développement et la CEEAC, ressurgissent à intervalles réguliers depuis le mémorandum signé à Ndjamena en 2004. Le dernier calendrier évoque une mise en chantier en 2025, mais nombre d’observateurs restent sceptiques, pointant la volatilité financière et les tensions diplomatiques persistantes.
Quelles convergences pour demain ?
L’existence de deux Congos apparaît ainsi comme un legs colonial autant qu’un laboratoire contemporain. Les défis partagés en matière de sécurité des frontières, de lutte contre la pandémie, d’exploitation durable du bassin du Congo ou de gestion des flux migratoires imposent une coordination plus étroite. En 2022, les ministres des finances des deux pays ont signé un accord cadre visant à harmoniser la fiscalité portuaire, signe timide mais réel d’un rapprochement pragmatique.
Nul ne sait si le fleuve finira par lier davantage qu’il ne sépare. Pour l’heure, il sert encore de miroir aux ambitions souvent discordantes de deux nations qui portent le même nom mais refusent d’être confondues. Reste à transformer cette gémellité historique en moteur d’intégration, afin que l’encre versée sur leurs cartes d’identité cesse, enfin, de nourrir les malentendus.