Brazzaville sonne l’alarme depuis les quais du fleuve
Le 24 juin, la salle des conférences du ministère des Transports vibrait d’une solennité rare. Entourée des directeurs des ports autonomes, d’armateurs et de syndicalistes, la ministre Ingrid Olga Ghislaine Ebouka Babackas a lancé un appel sans détour : « Tolérance zéro contre toutes les formes de harcèlement à bord ». La Journée internationale des gens de mer, placée cette année sous le slogan « Mon navire sans harcèlement », fournit à l’exécutif congolais une tribune mondiale pour afficher ses ambitions. Derrière les discours, la tonalité est grave : la sécurité du transport maritime dépend aussi du respect de la dignité humaine des équipages.
Un phénomène mondial longtemps noyé dans le silence
Le harcèlement, sous toutes ses déclinaisons – morale, sexuelle, verbale, discriminatoire ou physique –, constitue un angle mort persistant de la vie en mer. Une étude parue dans la revue Marine Policy indique qu’entre 8 % et 25 % des marins ont déjà subi des intimidations, tandis que plus d’une femme sur deux déclare en avoir été victime (Marine Policy, 2021). L’ONG International Seafarers’ Welfare and Assistance Network évoque même, pour le seul premier trimestre 2023, une hausse de 45 % des signalements, souvent imputée à des officiers supérieurs. Le caractère hiérarchisé et confiné de la vie embarquée, combiné à la culture de performance du fret, crée un terreau propice aux abus et à l’omerta.
Des chiffres congolais encore timides mais révélateurs
Au Congo, l’année 2024 n’a officiellement recensé que trois cas de harcèlement. Ce chiffre modeste constitue selon le syndicat des marins « la face émergée d’un iceberg », la plupart des victimes redoutant les représailles ou la perte d’embarquement. À Pointe-Noire, première plateforme pétrolière nationale, des témoignages anonymes évoquent des gestes déplacés envers les cadettes et des mises à l’index ciblant les marins issus de minorités ethniques. « Nous ne parlerons pas de phénomène marginal tant que le silence est la règle », confie un officier de la Capitainerie, avant de saluer « l’impulsion politique inédite » donnée par le ministère.
Un arsenal juridique parfois méconnu
Le droit congolais n’est pas démuni. La loi n° 3-2002 du 1ᵉʳ juillet 2002 détaille un régime disciplinaire et pénal capable de sanctionner tout acte de harcèlement à bord. Le décret n° 99-94 du 2 juin 1999, pour sa part, confère à la Direction générale de la marine marchande une compétence explicite en matière de conditions de travail et de protection sociale des marins. Sur le plan international, Brazzaville a ratifié la Convention du travail maritime (MLC 2006) et se prépare à intégrer, dès 2025, les nouveaux amendements spécifiques à la prévention du harcèlement. « L’arsenal est là ; la bataille se jouera sur l’application et la formation », rappelle Me Stéphane Ngouabi, avocat spécialisé en droit maritime.
De la parole aux actes : vers une culture de prévention
Pour donner corps à la tolérance zéro, le ministère prévoit des inspections inopinées, un numéro vert dédié, ainsi que l’obligation, pour chaque armateur, de désigner un officier de confiance formé à la médiation. Les officiels misent aussi sur la digitalisation des procédures : une plateforme anonyme permettra de signaler les incidents, même depuis la haute mer, via un simple terminal satellite. Les syndicats réclament toutefois un renforcement des effectifs d’inspecteurs et la création d’un fonds d’assistance juridique pour les victimes. « Sans garanties de soutien financier ou psychologique, peu de marins oseront franchir le pas », souligne Élise Louzolo, militante associative.
Entre attractivité économique et impératif social
La dimension économique n’échappe à personne. Dans un contexte d’intensification des flux pétroliers et miniers, la compétitivité du pavillon congolais repose sur la fiabilité de ses équipages. Or des conditions de travail délétères nourrissent le turnover et alourdissent la facture des armateurs. Le Centre régional de formation maritime de Pointe-Noire constate déjà une baisse de 12 % des inscriptions féminines depuis 2022, faute d’un environnement jugé sûr. « Assainir les relations à bord, c’est aussi sécuriser les investissements », martèle le directeur du port autonome, qui redoute que les affréteurs internationaux privilégient demain les pavillons les plus vertueux.
Un cap sociétal que la jeunesse urbaine scrute de près
À Brazzaville, la jeunesse connectée suit avec intérêt l’évolution du dossier, y voyant un test de la capacité des autorités à conjuguer respect des droits humains et ambitions économiques. Les réseaux sociaux, où circulent régulièrement des témoignages de cadets humiliés, jouent un rôle catalyseur. La dénonciation en ligne, certes salvatrice, ne suffira pourtant pas à modifier les comportements. Le gouvernement, conscient du regard international, cherche donc à transformer la vague de prises de conscience en réformes mesurables. En attendant, la Journée des gens de mer aura replacé la dignité des équipages au cœur du débat public, rappelant qu’aucune route maritime ne doit laisser la moindre place à l’abus.