Brazzaville redécouvre sa bande-son picturale
La saison culturelle brazzavilloise s’est enrichie d’une halte singulière : depuis le 25 juin, les murs du musée du Bassin du Congo résonnent silencieusement au rythme d’une quarantaine de toiles où se pressent les étoiles, passées et présentes, de la rumba congolaise. Sous les éclairages feutrés, le visiteur voit surgir des silhouettes familières – Franco, Pamelo Mounka, Wendo ou encore Roga Roga – ressuscitées par la palette chaude de Bonide Miekoutima. L’artiste, que l’on connaissait pour ses scènes urbaines aux accents expressionnistes, revendique ici une posture d’« archiviste affectif », persuadé que la peinture peut prolonger l’écho des vinyles aujourd’hui relégués aux brocantes.
D’emblée, le parti-pris étonne : nulle nostalgie figée, mais une mise en tension permanente entre l’âge d’or afro-cubain des années 1950 et l’énergie clubbing de la génération digitale. Les nappes de couleurs s’étirent, se heurtent, comme un solo de guitare de Papa Wemba se frottant aux beats plus synthétiques de Fally Ipupa. La démarche se veut ainsi moins illustrative que transhistorique : « Je voulais montrer comment une même vibration peut traverser les décennies sans se diluer », confie le peintre, pinceau en main, à l’heure où les premiers visiteurs affluaient.
Un cabinet de curiosités sonore réinventé sur toile
Chaque tableau s’accompagne d’une notice rédigée avec un soin quasi muséographique. L’accrochage suit la chronologie de la rumba, des maracas caribéennes aux boîtes à rythmes contemporaines, en passant par l’épopée des grands orchestres mixtes, véritables entreprises musicales de la modernité post-coloniale (UNESCO 2021). Même le mythique bar Chez Faignond, piste de tous les possibles dans le Brazzaville des années 1960, trouve ici sa transposition chromatique : une myriade de touches carmin y figure les lanternes de bal, tandis que les contours flous des danseurs suggèrent les mouvements circulaires du boucheron, cette danse dont Franklin Boukaka fit un hymne à la dignité ouvrière.
À mesure que l’on déchiffre les toiles, la rythmique apparaît. Le spectateur apprend, mieux qu’à travers une fiche Wikipédia, comment la rumba fut à la fois espace d’expérimentation artistique et facteur d’intégration urbaine. De la rive gauche (Kinshasa) à la rive droite (Brazzaville), les mêmes arpèges ont scellé un imaginaire partagé où les frontières politiques cèdent devant la mémoire sonore.
La toile comme archive sociale et politique
Sous la surface chatoyante, Miekoutima ne craint pas de pointer les nœuds historiques que la rumba a traversés. Un tableau dédié à « Indépendance cha-cha » reproduit le brouhaha d’une assemblée où les premiers discours souverainistes se font entendre ; un autre, intitulé « Nakomituna », traduit la désillusion post-indépendance par un camaïeu de gris et de bleus sévères. L’artiste rappelle d’ailleurs que la rumba a souvent servi de colonne sonore aux espérances collectives : « À chaque mutation politique, les musiciens ont joué le rôle de chroniqueurs officiels, parce qu’ils savent capter les émotions que la langue administrative peine à nommer ».
Cette dimension civique n’échappe pas aux visiteurs. Quelques étudiants de l’université Marien-Ngouabi, rencontrés lors de la première semaine, affirmaient y voir un « manuel citoyen en images », plus accessible que n’importe quel cours magistral sur l’histoire politique congolaise. Ainsi, la toile outrepasse la simple beauté plastique ; elle devient témoin et matériau de discussion pour une jeunesse en quête de repères.
La diplomatie culturelle à l’épreuve de la mémoire commune
La présence, lors du vernissage, de la ministre de l’Industrie culturelle et artistique, Lydie Pongault, illustre l’enjeu institutionnel de l’événement. Son discours a salué « la puissance réparatrice d’un art qui restitue les non-dits de l’histoire ». À l’heure où les deux Congo misent sur la culture pour diversifier leurs économies, la rumba – consacrée par l’UNESCO – devient une carte de visite diplomatique. Or, pour rayonner, tout patrimoine doit d’abord se consolider au niveau local. De ce point de vue, le projet de Miekoutima agit comme un laboratoire : il teste la capacité des pouvoirs publics à fédérer artistes, musiciens et publics autour d’une création interdisciplinaire.
Plusieurs galeristes européens auraient déjà manifesté leur intérêt. Pourtant, l’artiste prévient : la dispersion rapide des pièces sur le marché international risquerait de priver le public congolais d’un outil de transmission. D’où la décision d’en mettre certaines à disposition de centres culturels de quartier, afin que la rumba peinte irrigue aussi les périphéries et ne reste pas l’apanage des zones muséales.
Un vernissage devenu scène de communion populaire
La soirée d’ouverture s’est transformée en jam session improvisée. Au détour d’un couloir, la guitare de Quentin Mouyasko répondait aux percussions de Djoson le Philosophe, commissaire de l’exposition revenu à ses premiers amours de batteur. Cette interaction spontanée entre gestes plastiques et vibrations acoustiques a produit un continuum sensoriel rare. Plusieurs visiteurs, contraints de céder à l’appel du corps, esquissaient quelques pas de rumba au milieu des cimaises, brouillant les frontières entre public et performeur.
« Ici, personne n’est simple spectateur », soulignait le musicologue Valentin Obili, observateur attentif de la soirée. « Regarder un tableau de Bonide, c’est entendre en soi le claquement sec des maracas ; inversement, écouter un solo de Ngoma, c’est voir surgir sur la rétine la trajectoire d’un coup de pinceau. » Dans une ville souvent morcelée par le stress urbain, l’exposition réussit la prouesse de reconnecter habitants et mémoire vive.
Vers une patrimonialisation active de la rumba
Ouverte jusqu’au 21 août, l’exposition constitue autant une rétrospective qu’un appel à l’action. Le musée propose, en marge, des ateliers pédagogiques invitant collégiens et lycéens à composer des mini-murales autour de leur titre de rumba préféré. L’idée est de passer d’une patrimonialisation déclarative – le label UNESCO – à une patrimonialisation active, dans laquelle la communauté se réapproprie son héritage pour éclairer le présent.
À la sortie, le visiteur ressort souvent habité d’une conviction simple : si la rumba appartient désormais à l’humanité, elle reste d’abord affaire de proximité. Et cette proximité prend aujourd’hui les traits d’un pigment ocre, d’une ligne de fusain, d’un vernis qui capture la sueur d’une guitare. Par un subtil renversement, la toile offre aux vieux standards un avenir matériel. Le silence des vinyles n’est donc pas une fin, mais le prélude à une nouvelle résonance visuelle, vibrante, accessible à tous ceux qui franchissent les portes du musée du Bassin du Congo.