Une pratique persistante malgré les traités internationaux
Au fil des années, le Congo-Brazzaville a paraphé presque tous les grands instruments onusiens relatifs aux droits humains, à commencer par la Convention contre la torture, ratifiée en 2003. Pourtant, sur le terrain, les témoignages convergent : la brutalité des forces de l’ordre n’a pas décru. « La torture ne faiblit pas », oppose sèchement Guershom Gobouang, responsable de campagne au sein de l’ONG Congolais Agir pour les Droits (CAD). Son organisation, créée en 2021, consigne chaque année des cas d’actes assimilables à la torture dans des postes de police, des brigades de gendarmerie, voire des lieux de détention informels tenus par des éléments des services de sécurité.
Le contraste est d’autant plus saisissant que le gouvernement congolais remet régulièrement aux Nations unies des rapports où il réaffirme son attachement à l’État de droit. Dans la réalité, soutient le CAD, les interpellations nocturnes, les passages à tabac au fil de longues gardes à vue et les simulacres d’exécutions continuent d’être utilisés pour extorquer des aveux. Les organisations internationales, dont Amnesty International, confirment cette tendance, évoquant un « recours routinier à la force » dans la lutte contre la criminalité urbaine.
La réponse sécuritaire contre les « bébés noirs » sous la loupe
Depuis 2018, les autorités affirment combattre avec fermeté le phénomène dit des « bébés noirs », bandes de jeunes souvent mineurs soupçonnés de braquages d’opportunité dans plusieurs arrondissements de Brazzaville et de Pointe-Noire. À la faveur de cette croisade sécuritaire, les rafles massives et les détentions prolongées sans contrôle judiciaire se sont multipliées. Les familles peinent à localiser leurs proches, les chaînes de télévision publiques valorisent l’opération et créent dans l’opinion l’idée d’un mandat populaire offrant une quasi-licence pour des violences extrajudiciaires.
Interrogé sur la pertinence de ces méthodes, un haut gradé de la Police nationale, sous couvert d’anonymat, concède que « certains dérapages existent », tout en les présentant comme « des exceptions condamnables ». Pour le CAD, au contraire, ces dérapages relèvent d’un système : « Qu’il s’agisse de vols de téléphone ou de banditisme organisé, la première réponse reste la torture », insiste M. Gobouang. Le débat se crispe ainsi entre efficacité policière et respect des garanties fondamentales.
Un vide juridique qui requalifie la torture en simples blessures
Au cœur de la polémique se trouve un paradoxe juridique : alors que la Constitution prohibe la torture, le code pénal congolais ne contient aucune incrimination spécifique. Les magistrats s’en remettent à la qualification de « coups et blessures volontaires », passible de peines modérées et, surtout, sujettes à des arrangements à l’amiable. « Il faut qu’on mette les mots sur les actes et qu’on fixe une peine proportionnée », martèle le responsable du CAD. En d’autres termes, sans définition autonome du crime de torture, la chaîne pénale banalise une atteinte majeure à la dignité humaine.
Plusieurs juristes brazzavillois estiment que cette lacune favorise l’impunité. « La jurisprudence est quasi inexistante, et les rares dossiers ouverts se traduisent par des non-lieux », regrette Me Adélaïde Okemba, avocate spécialisée en contentieux pénal. Elle rappelle qu’en 2019, le Comité contre la torture de l’ONU avait invité le Congo à harmoniser son droit interne, démarche restée sans suite.
Le Parlement, arbitre attendu de la lutte contre l’impunité
En amont de la Journée internationale de soutien aux victimes de la torture, célébrée le 26 juin, le CAD a déposé au Palais des congrès une pétition sollicitant une commission d’enquête parlementaire. Objectif : documenter l’ampleur des abus, identifier les chaînes de commandement et, in fine, proposer un projet de loi criminalisant la torture. La majorité présidentielle se montre prudente. Un député du Parti congolais du travail, joint par téléphone, souligne « la nécessité de ne pas fragiliser les forces de sécurité à l’heure où la criminalité évolue rapidement » tout en reconnaissant « l’impérieuse obligation de protéger les citoyens contre les violences illégales ». L’opposition, de son côté, appuie la démarche des ONG et fustige « un décalage entre la rhétorique des autorités et les pratiques quotidiennes ».
La session ordinaire de l’Assemblée nationale, prévue en octobre, pourrait être l’occasion d’inscrire la question à l’ordre du jour. Les observateurs soulignent toutefois que plusieurs tentatives similaires ont échoué depuis dix ans, faute de consensus politique et de volonté de rompre avec des habitudes enracinées dans la culture sécuritaire.
Des victimes invisibles en quête de justice
Derrière le débat légal se jouent des vies cabossées. Les locaux temporaires du CAD, situés dans le quartier Poto-Poto, recueillent chaque semaine des récits de détenus libérés avec des cicatrices encore fraîches ou des traumatismes psychiques tenaces. Sylvie N., 29 ans, raconte avoir été « électrocutée à la cheville » dans une brigade de gendarmerie après avoir refusé de signer un procès-verbal incriminant son frère. « Sans avocat, sans soins, je n’avais plus qu’à espérer », souffle-t-elle. Ses plaintes classées sans suite illustrent la difficulté d’établir la responsabilité de fonctionnaires nommés ou mutés avant l’ouverture d’une instruction.
Face à cette réalité, les défenseurs des droits humains misent sur l’opinion publique. « Il n’y a que la loi qui protège », résume Gobouang, plaidant pour une mobilisation citoyenne capable de contraindre les députés à légiférer. L’écho rencontré sur les réseaux sociaux suggère qu’une partie de la jeunesse urbaine, mêlant colère et sarcasme, ne se satisfait plus des promesses oscillant entre fermeté sécuritaire et dénégation officielle.