Brazzaville se souvient de son ambassadeur mélomane
Le 25 juin dernier, la voûte néo-byzantine de la basilique Sainte-Anne résonnait d’une ferveur douce-amère. Famille, universitaires, mélomanes et anonymes s’y rassemblaient pour honorer la mémoire de Mfumu Fylla Saint-Eudes, disparu en 2020 au cœur de la crise sanitaire. Dans l’encens mêlé aux notes de guitare acoustique, chacun mesurait l’ampleur d’un legs qui dépasse les frontières nationales. Car l’inscription de la rumba congolaise au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, obtenue le 14 décembre 2021, continue de tisser un récit collectif où la capitale, Brazzaville, revendique sa place de laboratoire musical et d’avant-poste diplomatique au sein du continent.
Une trajectoire où convergent journalisme et musicologie
Né en 1953 dans le quartier dynamique de Poto-Poto, Mfumu Fylla grandit dans un environnement où les platines tournaient au rythme de Franco et de Tabu Ley. Diplômé d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication, il fut tour à tour chroniqueur culturel, enseignant, essayiste et conseiller ministériel. Sa plume, alerte et élégante, sillonnait les pages des quotidiens nationaux pour ausculter la ville, interroger ses sons et tracer les filiations entre les générations. Dès 1998, il publia « La musique congolaise au XXᵉ siècle », ouvrage de référence qui démontre l’entrelacement des influences bantoues, caribéennes et occidentales dans la genèse de la rumba. Son écoute analytique de la guitare mi-montuno, de la progression harmonique et de la danse de salon fut saluée par le Prix Pool Malebo, avant d’être couronnée par le Trophée d’excellence « Mwana Mboka » en 2008 (Association Mwana Mboka).
La stratégie scientifique derrière le dossier Unesco
Lorsque le ministère de la Culture l’appela à présider le comité scientifique chargé de porter le dossier de candidature, Mfumu Fylla saisit aussitôt la dimension géopolitique du projet. Il rassembla une centaine d’archives sonores, de manuscrits et de photographies, retraçant la période 1949-1959, dite de « l’âge d’or » de la rumba. Son argumentaire, solidement étayé par des données musicologiques et anthropologiques, insistait sur la fonction sociale de la rumba : espace d’éducation civique, catalyseur d’unité nationale et miroir des mutations urbaines (Archives de l’Unesco). Selon lui, « la rumba est à la fois un outil pédagogique et un passeport diplomatique », relevait-il lors d’une conférence à l’Université Marien-Ngouabi en 2019. La méthodologie retenue, articulant terrain, témoignages d’anciennes formations comme Les Bantous de la Capitale et revue de littérature, permit d’aligner le dossier sur les standards impératifs de la Convention de 2003.
Une coopération institutionnelle salutaire
Le succès de l’inscription repose également sur la complémentarité entre acteurs publics et privés. Les ministères de la Culture des deux Congo, appuyés par la Commission nationale congolaise pour l’Unesco, ont harmonisé leurs calendriers diplomatiques. La volonté politique, exprimée par le président Denis Sassou Nguesso lors du Conseil des ministres du 5 février 2020, a sécurisé les financements nécessaires aux missions d’experts, à la numérisation des archives et à la production d’un film ethnographique présenté à Paris. Cette synergie a valorisé un soft power congolais assumé, où la culture devient levier de développement touristique, d’attractivité économique et de renforcement de la cohésion nationale. Aujourd’hui, l’Institut français du Congo, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, ainsi que les collectifs de jeunes beatmakers, traduissent ce capital symbolique en programmes de résidences et en ateliers d’export musical.
Perspectives pour un héritage vivant
Tandis que se dessine le projet d’ériger une stèle commémorative à proximité du mythique bar Faignond, la question de la transmission se pose avec urgence. Les écoles locales de musique, telles que le Conservatoire de Montalivet, militent pour l’intégration d’un module rumba dans leur cursus, afin de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération d’instrumentistes. Parallèlement, les diasporas de Paris à Montréal développent des festivals hybrides où la rumba dialogue avec le jazz ou la trap, prolongeant la vocation universaliste défendue par Mfumu Fylla. En filigrane, c’est l’image d’un Congo résolument tourné vers l’avenir qui se structure : un pays conscient que son patrimoine intangible, lorsqu’il est sauvegardé et réinventé, peut nourrir à la fois l’âme citoyenne et la diplomatie économique. Reconnaître officiellement Mfumu Fylla, par une distinction posthume ou un centre de recherche qui porterait son nom, reviendrait à ancrer durablement cette ambition au cœur de la cité.