Aux sources d’une gémellité géopolitique
Observer depuis les quais de Brazzaville les lumières de Kinshasa scintiller sur l’autre rive invite à une question que posent inlassablement étudiants, diplomates et voyageurs : pourquoi le continent africain abrite-t-il deux États portant le même nom ? La réponse, complexe, tient dans un entrelacs d’expéditions grand-format, de traités européens et de stratégies marchandes. Le fleuve Congo, artère majeure du cœur vert de l’Afrique, a d’emblée attiré les convoitises, jusqu’à ce que le découpage de 1885 transforme ce cours d’eau en ligne de partage plus qu’en lien de convergence. Ce choix, dicté à des milliers de kilomètres de là, a installé une gémellité paradoxale dont le temps n’a pas encore effacé la vigueur.
La conférence de Berlin, acte fondateur d’une frontière liquide
Réunis dans la capitale prussienne en 1884-1885, treize chancelleries européennes fixent avec une assurance qui étonne encore les historiens les règles du « scramble for Africa ». Le Congo se voit alors sectionné : la France inscrit sur ses cartes la partie nord du bassin tandis que le roi Léopold II de Belgique obtient, à titre privé, le vaste territoire méridional. « La logique diplomatique d’alors consistait à suivre la courbure d’un fleuve plutôt que les réalités humaines », rappelle le professeur Didier Boungou (Université Marien-Ngouabi). Cette ligne sur l’eau deviendra, après l’abolition de l’État indépendant du Congo en 1908, une frontière d’empire entre Brazzaville la française et Léopoldville la belge.
Administrations coloniales divergentes, destins contrastés
Si la topographie est comparable sur les deux rives, les méthodes de gouvernement divergent très tôt. Côté français, les autorités intègrent le territoire au sein de l’Afrique-Équatoriale française, diffusant un droit républicain et un réseau scolaire francophone qui fera de Brazzaville la « capitale d’outre-mer » de la France libre en 1940. Côté belge, le domaine léopoldien, d’abord taillé pour l’extraction du caoutchouc, évolue vers une colonie d’exploitation à forte emprise missionnaire. « Les Belges se sont concentrés sur l’économie minière du Katanga et la logistique fluviale, là où les Français investissaient davantage l’administration de proximité », analyse la sociologue Félicité Loubassa. Ces écarts bâtissent deux cultures administratives appelées à perdurer.
1960, l’heure des souverainetés parallèles
La vague des indépendances balaie l’Afrique centrale en moins de deux mois : Léopoldville proclame la République du Congo le 30 juin 1960, tandis que Brazzaville fait de même le 15 août. Deux jeunes nations se retrouvent ainsi coiffées du même nom et du même régime de type semi-présidentiel, mais avec des poids démographiques incomparables. Pour éviter la confusion diplomatique, Léopoldville ajoutera bientôt l’épithète « démocratique » à son intitulé, avant de rebaptiser la ville Kinshasa en 1966. À Brazzaville, la continuité institutionnelle s’installe dans la durée, sous l’égide de dirigeants qui insistent sur la nécessité d’un État agile, recentré sur la consolidation de ses collectivités locales et sur la mise en valeur du corridor fluvial.
Les capitales jumelles et leurs dialogues urbains
Brazzaville et Kinshasa, séparées par un trajet de ferry de moins de 15 minutes, composent la paire de capitales les plus proches du globe. Les musiques s’y répondent, du ndombolo au makossa, tandis que les marchés de Poto-Poto échangent parfums et légumes avec le grand marché de Gambela. Le pont route-rail envisagé depuis plusieurs décennies symbolise la volonté persistante de fluidifier une coopération transfrontalière déjà vivace dans les domaines culturel et commercial. « Nous partageons le même pouls rythmique », résume le saxophoniste Ray Lema, souvent invité des deux côtés. Ce voisinage nourrit un laboratoire urbain susceptible d’illustrer la diplomatie des peuples voulue par les autorités congolaises.
Stabilité relative à Brazzaville, turbulences à Kinshasa
Depuis les années 1990, les trajectoires internes divergent : la République du Congo, sous la conduite du président Denis Sassou Nguesso, a mené de vastes chantiers de modernisation et d’ouverture économique, tout en s’attachant à préserver la cohésion nationale. Face à elle, la RDC, immensité continentale riche en minerais, subit des défis sécuritaires récurrents dans l’est du pays. Les diplomaties respectives œuvrent pourtant à maintenir la paix sur le fleuve ; en 2019, Brazzaville a accueilli un sommet sous-régional salué par l’Union africaine pour son approche consensuelle. La stabilité de la rive droite se présente ainsi comme un atout pour la coopération régionale et pour l’intégration économique de la Communauté économique des États d’Afrique centrale.
Regards contemporains sur une page d’histoire encore vive
Plus d’un siècle après le tracé berlinois, la double identité congolaise demeure une singularité fascinante. Les deux États, membres de l’Organisation internationale de la Francophonie, multiplient échanges éducatifs et artistiques afin de transformer une frontière imposée en opportunité partagée. La jeunesse brazzavilloise, connectée aux réseaux numériques, suit avec intérêt les évolutions de Kinshasa, tout en revendiquant une diplomatie culturelle propre fondée sur la littérature, le design urbain et l’innovation verte. À l’heure où l’Afrique centrale redéfinit ses corridors logistiques, le couple Congo-Congo pourrait incarner un laboratoire de gouvernance fluviale apaisée et de solidarité inter-urbaine, confirmant qu’un même nom peut devenir le socle d’une complémentarité plutôt que celui d’une rivalité.