Un silence créatif façonné par la paternité
Lorsque l’on rencontre aujourd’hui Christ Kibeloh dans un café du centre-ville de Brazzaville, on cherche encore la trace du jeune romancier fougueux qui signait « Une vie d’enfer » en 2018. La pandémie puis la naissance de deux garçons, en 2021 et 2022, ont bouleversé ses priorités. « Je ne voulais pas regarder mes enfants grandir uniquement sur des photos », confie-t-il, les yeux pétillant d’une sérénité nouvelle. Hors des plateaux, il s’est redécouvert lecteur, méditant sur la fragilité de la vie et sur la responsabilité morale que confère la plume.
Cette parenthèse, que certains auraient qualifiée de retrait, s’avère plutôt le creuset d’une métamorphose littéraire. L’auteur parle d’“une révolution silencieuse” : moins d’embrasements rhétoriques, davantage de précision et un sens aigu du détail humain. Dans un environnement national où la scène artistique reprend son souffle grâce à des initiatives portées par le ministère de la Culture, son retour illustre la maturation d’une génération d’écrivains décidés à conjuguer engagement et exigence esthétique.
Entre essai et fiction : le choix d’une forme hybride
« Mon regard sur le monde » surprend par son architecture : une alternance de textes analytiques et de nouvelles. Kibeloh assume cette porosité entre le raisonnement et l’émotion. L’essai lui offre l’outil argumentatif pour interroger les narratifs hérités de l’esclavage ou de la colonisation, tandis que la fiction donne chair à des destins anonymes. L’écrivain revendique ainsi « un dialogue constant entre l’intime et l’universel », persuadé que la réflexion pure, déconnectée de la vie quotidienne, finirait par perdre sa portée.
Dans un paysage éditorial où les frontières génériques se fluidifient, cette hybridation répond aux attentes de lecteurs urbains désireux de comprendre autant que de ressentir. Les maisons d’édition brazzavilloises, à l’instar de Cérès ou L’Harmattan-Congo, y voient la preuve que la littérature nationale se nourrit de formes souples, capables d’embrasser des réalités multiples sans renoncer à la rigueur intellectuelle.
Mémoire des blessures et célébration du métissage
Kibeloh examine les plaies laissées par l’histoire africaine avec la lucidité d’un historien et la sensibilité d’un conteur. Nier les stigmates de la traite ou du joug colonial équivaudrait, selon lui, à « réécrire la carte de nos douleurs ». Mais il refuse toute posture victimaire. Son optimisme s’enracine dans le métissage : « L’humanité s’est toujours façonnée par la rencontre », rappelle-t-il, faisant écho aux conclusions des démographes de l’UNESCO sur la permanence des circulations culturelles.
Pour le public brazzavillois, le propos résonne singulièrement. La capitale se définit comme un carrefour de populations venues des douze départements du pays et d’au-delà. En célébrant cette diversité, l’auteur rejoint les orientations gouvernementales visant à promouvoir le vivre-ensemble, thème central du Festival Panafricain de la Musique récemment soutenu par les autorités.
La fonction sociale de l’écrivain congolais
À ceux qui lui demandent quel rôle doit jouer l’écrivain africain contemporain, Kibeloh répond : « Être passeur de réalités et veilleur de conscience ». Il insiste sur la nécessité de dépasser les clichés misérabilistes pour présenter des personnages complexes, en proie à des dilemmes universels. Ce positionnement rejoint les analyses de la critique littéraire Brigitte Mampouya, pour qui « la littérature congolaise gagne en puissance lorsqu’elle dialogue avec le monde sans s’absoudre de ses racines ».
L’auteur se montre également attentif à la dimension diplomatique de la francophonie. À ses yeux, chaque texte doit constituer un pont, non un mur. Cette vision correspond à la nouvelle stratégie culturelle nationale, fondée sur la diffusion d’œuvres capables de soutenir le rayonnement du Congo-Brazzaville tout en nourrissant le débat intellectuel mondial.
« Les souvenirs de Ouenzé » : la mémoire comme matière romanesque
À peine son recueil sorti des presses, Kibeloh annonce un roman intime et ambitieux. « Les souvenirs de Ouenzé » explorera la guerre civile de 1997 à travers le prisme d’une enfance brazzavilloise. Le quartier populaire de Ouenzé, microcosme effervescent, y devient scène de l’innocence confrontée aux convulsions collectives. L’auteur promet de sonder la résilience, le pardon et le déracinement, thèmes majeurs de la production post-conflit sur le continent.
En convoquant la petite histoire pour éclairer la grande, il perpétue une tradition littéraire congolaise qui va de Sony Labou Tansi à Henri Lopes. La perspective d’une sortie en 2024 alimente déjà l’intérêt des libraires, conscients de l’appétence croissante des jeunes pour les récits ancrés dans la réalité nationale mais porteurs d’aspirations universelles.
Construire par les mots un avenir apaisé
L’itinéraire de Christ Kibeloh illustre la capacité de la scène culturelle congolaise à se régénérer. En transformant un temps de retrait personnel en laboratoire de création, l’auteur réaffirme la place centrale de la littérature dans la cohésion sociale. Son approche, qui conjugue rigueur historique et foi dans le métissage, cadre avec la volonté des pouvoirs publics de faire de la culture un vecteur d’unité nationale.
Au-delà du cas individuel, son parcours rappelle que Brazzaville possède un vivier d’énergies créatives prêtes à dialoguer avec le monde. C’est en misant sur cette effervescence – soutenue par des politiques culturelles stables et des lecteurs curieux – que la capitale pourra consolider son statut de hub intellectuel régional. À l’image de l’écrivain, la cité se sait héritière de douleurs, mais choisit résolument la voie de l’espérance.