L’enjeu d’une photographie commune des champs
Dans une sous-région où le manioc circule aussi librement que la devise commune, disposer d’une grille de lecture partagée sur la production agricole est devenu un impératif stratégique. Selon la Banque mondiale, près de 19 % du produit intérieur brut combiné des pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale provient encore des cultures vivrières. Pourtant, faute de référentiels homogènes, comparer la performance d’un hectare de cacao au Cameroun avec un hectare de maïs au Congo relève souvent du casse-tête. D’où l’idée, désormais portée collectivement, de bâtir un système intégré de production de données statistiques capable de parler le même langage de Ndjamena à Malabo.
Brazzaville, capitale provisoire de la donnée agricole
Depuis le 21 juillet, la salle des conférences de la Cité gouvernementale de Brazzaville bruisse d’un vocabulaire où les termes « métadonnées » côtoient « rendements » et « flux commerciaux ». Les spécialistes mandatés par les six États membres se penchent, cinq jours durant, sur la concrétisation du Programme statistique 2021-2030, financé à hauteur de 30 millions de dollars par la Banque mondiale (Banque mondiale, 2023). L’atmosphère studieuse n’empêche pas une effervescence palpable : chacun mesure qu’une base de données fiable vaut parfois autant qu’un porte-conteneurs plein de grumes.
Méthodologie partagée, souveraineté consolidée
« Nous voulons sortir des approximations pour entrer dans l’ère de la preuve », résume Nicolas Beyeme-Nguema, commissaire chargé des politiques économique, monétaire et financière de la Cémac. Sa proposition de matrice d’indicateurs s’articule autour de critères simples – superficie emblavée, volumes récoltés, pertes post-récolte, valeur ajoutée – mais dont la définition sera identique d’un État à l’autre. La démarche s’inscrit dans la Stratégie pour l’harmonisation des statistiques en Afrique 2017-2026 (Union africaine, 2018), rappelant que la souveraineté alimentaire se construit aussi sur la souveraineté de la donnée.
La méthode prévoit une consolidation ascendante : les instituts nationaux collectent au niveau des districts agricoles, agrègent à l’échelle provinciale puis transmettent à la Commission de la Cémac. Des passerelles numériques, sécurisées par la dorsale fibre optique sous-régionale, assureront la cohérence des séries temporelles. À terme, un agriculteur de Ouesso ne sera plus invisible dans les tableaux de la coopération régionale.
La contribution décisive des institutions congolaises
Le Congo, hôte de la rencontre, mise sur son Institut national de la statistique (INS) pour imprimer un tempo résolument pratique. « Notre devoir est de faire mentir le stéréotype selon lequel l’Afrique manque de chiffres », insiste Dr Stève Bertrand Mboko Ibara, directeur général de l’INS Congo. Son équipe a déjà simulé l’application du futur modèle lors de la dernière campagne manioc ; les résultats, validés par un audit externe, affichent un écart d’à peine 2 % avec les estimations de terrain.
Pour le ministre congolais de l’Agriculture et de l’Élevage, Paul Valentin Ngobo, la normalisation des statistiques offrira un tableau de bord qui « éclaire la part réelle de chaque pays dans le PIB agricole régional et fluidifie les négociations commerciales internes ». À Brazzaville, la déclaration a reçu un écho favorable dans les couloirs du ministère de l’Économie, où l’on souligne la convergence entre cet outil de mesure et le Plan national de développement 2022-2026.
Défis opérationnels et pistes de résilience
La route vers l’harmonisation n’est toutefois pas exempte d’ornières. Les capacités humaines restent limitées : la Cémac compte moins de 400 statisticiens agricoles certifiés pour plus de 35 millions d’hectares cultivés. Le Tchad, où les enquêtes de terrain dépendent encore de relevés papier, devra moderniser ses procédés. Les États ont donc convenu de mutualiser un vivier de formateurs et de recourir, à court terme, à des solutions satellitaires de télédétection afin de combler les lacunes.
Autre défi, la diversité des structures agraires : le palmier du Gabon ne se mesure pas comme la banane plantain du Cameroun. Le futur référentiel entend dépasser cette hétérogénéité par une typologie adaptable, validée par les autorités nationales pour ne pas heurter les souverainetés. « L’harmonisation n’est pas une uniformisation à marche forcée, c’est un langage commun respectueux des accents locaux », résume un expert centrafricain présent au forum.
Perspectives d’une souveraineté alimentaire chiffrée
Si les jalons posés à Brazzaville aboutissent, la sous-région disposera dès 2025 d’une base de données interactive consultable par les ministères, les chambres d’agriculture et les investisseurs privés. Les partenaires techniques internationaux y voient un signal de fiabilité qui pourrait attirer davantage de financements verts vers la filière vivrière. Pour la jeunesse urbaine de Brazzaville, habituée aux applications mobiles de suivi des prix des denrées, la promesse d’une information consolidée ouvre la voie à des start-ups capables de prévoir l’évolution du panier de la ménagère avec la même précision que la météo.
Au-delà de la technicité, la démarche révèle un état d’esprit : celui d’une Cémac qui choisit la coopération méthodique plutôt que la juxtaposition des bilans sectoriels. Dans un contexte international où la volatilité des marchés agricoles peut déstabiliser les économies, la maîtrise des chiffres devient un atout diplomatique. La page qui s’écrit à Brazzaville n’est pas seulement celle d’un tableur ; c’est, à bien des égards, celle d’une intégration régionale qui se nourrit enfin de données solides.