Un écran brazzavillois aux couleurs féminines
La salle comble du Palais des congrès de Brazzaville retenait son souffle quand les lumières se sont éteintes, laissant place aux premières images de « Rumba congolaise, les héroïnes ». En présence du chef de l’État Denis Sassou Nguesso et d’un aréopage d’artistes réunis pour la douzième édition du Festival panafricain de musique, la réalisatrice franco-algérienne Yamina Benguigui a déroulé soixante-dix minutes d’archives, de témoignages et de rythmes chaloupés. Le choix d’inscrire cette première au cœur du Fespam n’est pas anodin : la manifestation, emblématique de l’essor culturel brazzavillois, sert de caisse de résonance aux initiatives qui conjuguent mémoire, création et diplomatie culturelle.
Du patrimoine mondial aux récits longtemps enfouis
Lorsque la rumba congolaise a rejoint le patrimoine immatériel de l’humanité en 2023, de nombreuses voix avaient regretté la place trop discrète accordée aux pionnières. « Je ne pouvais me résoudre à cette invisibilité », confie Yamina Benguigui au sortir de la projection, rappelant qu’une cérémonie organisée à l’Unesco avait fait l’impasse sur le rôle de ces musiciennes. Son film prend donc des allures de réparation historique : en retraçant les trajectoires de Lucie Eyenga, Mbilia Bel, Faya Tess, Barbara Kanam ou encore Mariusca Moukengue, l’œuvre documente la puissance d’inspiration féminine qui irrigue le genre depuis les années 1940.
Outre les séquences d’archives, la réalisatrice convoque la grande Histoire : colonisation, indépendances, bouillonnement urbain de Léopoldville et de Brazzaville, arrivée des guitares électriques, modernité des studios. La rumba apparaît ainsi comme un fil rouge reliant générations et rives du fleuve Congo, tandis que les musiciennes y deviennent actrices d’émancipation sociale, porte-voix des sans-voix et gardiennes d’une esthétique désormais universelle.
Regards croisés des deux Congo
La caméra capte des confidences où se mêlent fierté et lucidité. « La culture est un levier de développement », rappelle Barbara Kanam, saluant « l’énergie déployée pour que nos noms soient enfin cités à part entière ». De son côté, Mariusca Moukengue souligne que « l’artiste est le miroir de la société », insistant sur la nécessité de dénoncer les injustices subies par les femmes tout en entretenant l’espérance. Ces propos, loin de toute revendication polémique, réaffirment la dimension citoyenne de la rumba : danse de cour, musique de bals populaires, chroniqueur des mutations urbaines, le genre accompagne les Congolais dans leurs joies comme dans leurs combats.
Politiques, experts et Unesco en phase
Pour la représentante de l’Unesco au Congo, Fatoumata Barry Marega, le documentaire illustre « l’engagement convergent des responsables politiques des deux pays et des professionnels de la culture ». En filigrane, l’apport des autorités nationales se lit dans la volonté d’adosser la création artistique à des politiques publiques d’envergure. Qu’il s’agisse de la diplomatie culturelle orchestrée depuis Brazzaville ou des partenariats avec les États membres de l’Unesco, la concertation apparaît soutenue et structurante pour la scène artistique locale.
Les spectateurs ont également noté la présence de conseillers ministériels en charge de la culture et de la communication, signe d’une attention portée aux industries créatives dans l’agenda gouvernemental. À l’heure où les jeunes urbains scrutent les opportunités d’emplois, l’écosystème de la rumba, riche de droits d’auteur, de performances live, de streaming et de tournées, est perçu comme un vivier porteur.
Perspectives économiques et sociétales de la rumba
Au-delà de la reconnaissance symbolique, la rumba devient un terrain d’expérimentation pour les start-up du numérique, les labels indépendants et les écoles de musique qui essaiment dans les arrondissements de la capitale. La protection de la propriété intellectuelle, question souvent abordée dans les ateliers du Fespam, constitue un enjeu central. Les artistes, encouragés par le cadre légal, envisagent des collaborations transfrontalières, l’enregistrement haute définition ou encore l’exportation de leurs catalogues vers les plateformes internationales.
Par ricochet, le positionnement de Brazzaville comme « capitale de la rumba » promet des retombées touristiques : circuits patrimoniaux, festivalisation accrue, ouverture de studios de répétition visitables. Dans un contexte de diversification économique, cette filière culturelle séduit autant les investisseurs que les partenaires au développement, convaincus qu’une société apaisée et créative forge sa cohésion à travers ses arts.
Une mémoire vivante pour inspirer l’avenir
Lorsque le générique de fin a glissé sur l’écran, un tonnerre d’applaudissements a scellé la réhabilitation des héroïnes de la rumba. Le documentaire, appelé à circuler dans les universités, les centres culturels et les chaînes de télévision, s’impose déjà comme un support pédagogique de premier plan pour les nouvelles générations. Il rappelle qu’il n’est pas de modernité sans mémoire, ni de progrès sans regard critique sur le passé.
Les jeunes Brazzavillois, qui nourrissent leurs playlists de sonorités rumba et d’afro-traps, pourront désormais identifier les visages féminins de cette longue épopée musicale. Entre continuité et innovation, la rumba trace ainsi une voie où la parole des femmes, la création artistique et l’engagement institutionnel convergent pour donner corps à une ambition nationale : celle d’un Congo résolument tourné vers la valorisation de son patrimoine et la projection de sa culture sur la scène mondiale.