Brazzaville, carrefour d’une mémoire vivante
Par une après-midi moite de juillet, la Maison russe de Brazzaville s’est transformée en laboratoire d’idées où la question de la mémoire littéraire a jailli au premier plan. Le critique David Gomez Dimixson, invité à conduire les échanges, a posé d’emblée le cadre : « Réfléchir au passé n’est pertinent que si l’on se risque à le projeter vers l’avant ». Dans la salle, garnie de jeunes lecteurs, la volonté d’explorer le patrimoine écrit dépassait la simple célébration académique. Il s’agissait de mesurer, avec précision, ce que le verbe peut encore signifier dans une société congolaise en quête de repères culturels et de cohésion civique.
“Redire les mots anciens”, socle d’une parole fondatrice
Publié en 1977, « Redire les mots anciens » demeure, aux yeux des spécialistes, un chef-d’œuvre de la restitution des savoirs ancestraux. Le poème, dense et polyphonique, convoque proverbes, chants initiatiques et récits de village pour nouer un pacte symbolique entre générations. La docteure Winner Franck Palmers rappelle que l’enjeu n’est pas la nostalgie folklorique : « Kadima-Nzuji installe la mémoire comme un acte de dignité, un espace où la langue nationale dialogue avec la philosophie universelle ». Dans une capitale frappée par une modernité accélérée, cette invitation à “faire mémoire” résonne comme une proposition d’équilibre social plutôt que comme un simple exercice littéraire.
“La chorale des mouches”, satire d’un présent en mouvement
Vingt-six ans plus tard, « La chorale des mouches » adopte une veine mordante pour mettre en lumière les dérives de certains pouvoirs contemporains. En empruntant la voix collective d’insectes bourdonnants, l’auteur propose une allégorie acérée de la gouvernance, de la faim et de la vanité. Le magistrat et écrivain Prince Arnie Matoko voit dans ce texte « une lucidité politique tempérée par l’humour », précisant que la satire, loin de désigner un adversaire précis, révèle la fragilité des sociétés post-coloniales appelées à se réinventer. L’œuvre pose donc la littérature comme miroir critique, apte à alerter sans verser dans la dénonciation stérile.
Le cercle des lecteurs, moteur de la transmission
L’interactivité de l’atelier a souligné que l’espace littéraire ne se limite pas à l’auteur et au critique. Un étudiant prénommé Eliezer a demandé si la fiction pouvait réellement préserver la mémoire commune face à la domination des réseaux sociaux. David Gomez a répondu que le roman, parce qu’il exige un temps long, « dépose des sédiments intellectuels qu’aucun flux numérique ne saurait balayer ». C’est dans cet échange, presque socratique, que le phénomène de la lecture partagée a pris toute son ampleur : à Brazzaville, la jeunesse urbaine réaffirme, livre à la main, sa volonté d’inscrire ses trajectoires personnelles dans une histoire collective.
Des voix musicales pour élargir le champ des signes
À intervalles réguliers, la discussion a cédé la place aux rythmes de Jessy B, KB le Roi et Darius M., dont les performances slam et gospel ont transféré l’énergie de la parole vers la vibration sonore. Ces interludes, loin d’être décoratifs, ont rappelé que l’oralité demeure un vecteur central de la culture congolaise. En hybridant textes savants et refrains populaires, l’atelier a matérialisé l’idée d’un « pont du temps » : la frontière entre littérature et musique s’efface, permettant au public de ressentir physiquement la continuité entre ancêtres, écrivains et créateurs numériques.
Réhabiliter le patrimoine pour éclairer l’horizon
En conclusion des échanges, les intervenants ont convergé vers un impératif : protéger et diffuser les œuvres fondatrices afin que la jeunesse dispose d’un capital symbolique solide. Dans une économie culturelle en pleine mutation, la vigilance institutionnelle apparaît essentielle pour que bibliothèques, maisons d’édition et médias relaient cette mémoire sans la figer. L’atelier a ainsi acté la place stratégique de la littérature dans la consolidation d’une citoyenneté éclairée, optimiste et créative, en phase avec les ambitions de développement du pays. Aux yeux des participants, Mukala Kadima-Nzuji restera l’un des jalons majeurs de cette aventure, non comme monument figé, mais comme compagnon de route vers un futur conscient de ses racines.