Brazzaville, épicentre d’un virage digital africain
Sous les néons du Centre international de conférence de Kintélé, la douzième édition du Festival panafricain de musique a ravivé, au-delà des concerts, un débat stratégique : faire de la capitale congolaise le creuset d’une révolution numérique pour les sonorités du continent. Le Symposium international, tenu en marge du festival, a insisté sur l’urgence de doter l’Afrique de plateformes musicales endogènes capables de rivaliser avec les géants mondiaux du streaming. « Nous ne pouvons pas nous contenter d’être de simples pourvoyeurs de contenu exotique, il nous faut désormais contrôler la tuyauterie », a martelé la musicologue camerounaise Aline Ngono, saluant la volonté affichée par les autorités congolaises de porter le dossier auprès de l’Union africaine.
La position géographique et la stabilité institutionnelle du Congo-Brazzaville dessinent, selon de nombreux observateurs, les contours d’un hub régional. L’argument est repris dans les couloirs ministériels : la fibre optique nationale, déjà déployée à plus de 90 %, et l’essor du paiement mobile constituent un terreau favorable. Le ministère des Postes, des Télécommunications et de l’Économie numérique, par la voix de son secrétaire général Pierre-Michel Ngakala, se dit prêt à « faciliter l’accès aux fréquences, sécuriser les data centers et garantir une gouvernance inclusive ». De quoi convaincre les investisseurs ? Les regards se tournent vers la zone économique spéciale de Maloukou où un entrepôt de données de nouvelle génération doit voir le jour d’ici fin 2024.
Enjeux économiques d’une culture dématérialisée
Derrière la fibre artistique se profile un enjeu financier substantiel. Selon l’Observatoire de la culture et de l’économie créative de la CEMAC, l’Afrique centrale ne capte que 2 % des revenus mondiaux du streaming, malgré une production pléthorique et un public en pleine croissance. Le manque de structures de collecte et l’évasion des paiements vers des plateformes étrangères amputent les États de recettes fiscales précieuses. « Si nous rapatrions ne serait-ce qu’un quart de ces flux, nous pourrions financer la construction de nouvelles salles de spectacle », estime le congolais Trésor Makaya, consultant en industries créatives.
Les participants au Symposium ont plaidé pour un modèle économique hybride, combinant forfaits mobiles à bas coût, publicité géolocalisée et offres premium, à l’image des réussites asiatiques. Un tel modèle, soutiennent-ils, correspond au pouvoir d’achat majoritairement informel tout en ouvrant des franges plus solvables à un environnement haute définition. Les opérateurs télécoms, qui voient déjà dans le streaming un moyen de fidéliser la clientèle data, se disent partants, sous réserve d’un cadre fiscal clair et de la protection du droit d’auteur.
Former pour transformer : le pari des compétences digitales
À défaut de compétences, l’innovation reste lettre morte. D’où l’insistance du Fespam sur la nécessité d’investir dans les métiers du numérique. L’Université Denis-Sassou-Nguesso a annoncé la création, dès la prochaine rentrée, d’un master professionnel dédié à l’ingénierie du son et à la production digitale. « Nous voulons éviter le syndrome de l’importation de talents », souligne le recteur Pr Albert Sita, convaincu que les jeunes Congolais, familiarisés aux logiciels libres, peuvent devenir les architectes du futur écosystème.
Cette dynamique trouve déjà un relais dans les incubateurs urbains de Pointe-Noire et Brazzaville, où des start-up conçoivent des algorithmes de recommandation adaptés aux rythmes bantu ou au nkoukoussa. La Banque africaine de développement, pour sa part, vient de notifier un financement de 5 millions de dollars destiné à la formation de 1 500 jeunes aux métiers de la data musicale.
Cadre légal et fiscal, pierre angulaire de la monétisation
La bataille du droit est tout aussi stratégique que celle de la technologie. Les bureaux africains du droit d’auteur, comme le Bureau congolais des droits d’auteur (Burida), peinent encore à tracer les diffusions numériques, ouvrant la porte au piratage. « L’artiste doit pouvoir vivre dignement de son art, sinon les plateformes resteront des coquilles vides », rappelle la juriste ivoirienne Nadia Fofana.
Les délégués ont recommandé l’élaboration d’une loi-cadre continentale, inspirée de la Convention de Beijing sur les interprétations audiovisuelles, afin d’imposer une rétrocession automatique des dividendes aux créateurs. Le gouvernement congolais, conscient de l’enjeu, envisage un mécanisme de collecte par blockchain afin de garantir la traçabilité des flux et la transparence des répartitions. Si l’expérimentation aboutit, Brazzaville pourrait devenir le premier pays d’Afrique francophone à adosser la musique à une technologie de registre distribué.
Patrimoine oral, urgence d’une mémoire numérique
Derrière la modernité se cache le besoin de protéger l’ancestral. Le Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines (Cerdotola) a rappelé que près de 40 % des œuvres de musique traditionnelle ne sont conservées que sur des supports analogiques menacés par l’obsolescence. Le Symposium a donc encouragé la création de centres archivistiques dotés de serveurs haute capacité, capables de numériser, indexer et restituer les enregistrements des griots, des chœurs de la Likouala ou des fanfares du Kouilou.
Le ministre congolais de la Culture, Dieudonné Moyongo, assure qu’un budget spécifique sera débloqué dès 2025 pour la restauration des bandes magnétiques stockées aux archives nationales. « Préserver le patrimoine, c’est fortifier l’âme de la nation tout en offrant une matière première inestimable aux producteurs de demain », observe-t-il. Les chercheurs voient également dans cette démarche un moyen de nourrir les intelligences artificielles d’une base audio diversifiée, afin que les futures plateformes recommandent un patrimoine totalement représentatif.
Perspectives d’une souveraineté culturelle connectée
Au terme de cinq jours de débats, un consensus apparaît : l’Afrique dispose des talents et des ressources pour se doter de sa propre infrastructure musicale, à condition de conjuguer volonté politique, investissements privés et éveil citoyen. Brazzaville, forte du soutien affiché par le président Denis Sassou Nguesso à l’ouverture du Fespam, se pose en chef d’orchestre de cette transition.
Reste à convertir les déclarations en réalisations. La feuille de route prévoit, dès 2024, le lancement d’une plateforme pilote destinée aux artistes d’Afrique centrale. Suivront l’harmonisation des barèmes de droits d’auteur et l’intégration d’un portail d’e-learning pour les formations techniques. Si le tempo est respecté, la prochaine édition du Fespam pourrait inaugurer, en lieu et place des habituels disques compacts, une bibliothèque sonore authentiquement africaine, hébergée sur des serveurs locaux et rétribuant équitablement chaque note jouée.