Une soirée au cœur de la mémoire musicale
À la faveur d’un mois d’août déjà riche en rendez-vous culturels, le Palais des congrès de Brazzaville s’apprête à vibrer sous la houle subtile de la rumba. Le 23 août, Bozi Boziana, figure tutélaire de ce courant musical, y dévoilera « À mes amis disparus », un concert pensé comme un rituel de mémoire. L’artiste, âgé de soixante-treize ans, n’entend pas seulement dérouler une liste de succès ; il souhaite convoquer des présences invisibles, celles des compositeurs, arrangeurs et guitaristes qui ont patiemment façonné l’identité sonore congolaise au cours des cinquante dernières années.
Le choix de Brazzaville ne relève pas d’un simple impératif logistique. La capitale a vu grandir des orchestres tels que Les Bantous de la capitale ou le Trio CePaKos, et elle demeure un foyer d’innovation où les quartiers Poto-Poto et Moungali réinventent, soir après soir, la rythmique chaloupée qui a conquis les deux rives du fleuve Congo. En plaçant son concert dans cette cité, Bozi Boziana scelle un lien symbolique entre Kinshasa, sa ville natale, et Brazzaville, vitrine continentale d’une culture immatérielle inscrite au patrimoine de l’humanité (UNESCO 2021).
Les piliers célébrés et leur héritage
Les spectateurs seront conviés à un voyage à rebours, des ballades luxuriantes de Franco Luambo Makiadi aux guitares torrentueuses de Pépé Kallé, en passant par les harmonies élégantes de Tabu Ley Rochereau. Sont également annoncés des hommages plus intimes à Madilu System et à Defao, compagnons de studio que Boziana évoque comme « des architectes de l’émotion ».
Au-delà des titres mythiques, le dispositif scénique prévoit des archives audiovisuelles restaurées, projetées en alternance avec les performances live. Ces images rappelleront l’effervescence des studios de la décennie 1970, époque où s’improvisaient des joutes musicales à l’ombre des clubs mythiques du front de mer. Le public pourra ainsi saisir la continuité d’un art qui, sans renoncer aux influences latino-caribéennes de ses origines, a emprunté aux sensibilités urbaines contemporaines.
Bozi Boziana, trajectoire d’un bâtisseur culturel
Entré dans la musique en 1969 en remplaçant, dit-on, un chanteur absent lors d’une répétition de quartier, Bozi Boziana rejoint quelques années plus tard Zaïko Langa Langa puis Choc Stars. Avec Anti Choc, formation fondée en 1985, il impose une signature vocale alliant douceur et précision métronomique. Ses succès, de « Doukouré » à « Bethleem », font danser le continent et lui valent un Kora Award en 1999. Le lancement de son label Boziro consolide ensuite son statut de passeur, capable de produire de jeunes talents tout en maîtrisant les contraintes de l’industrie.
L’artiste ne s’est jamais résigné à la nostalgie. Ses collaborations avec Fally Ipupa, Khadi Jolie ou Eddy Denewadé montrent qu’il écoute la trap, l’afropop et le gospel urbain, autant de courants désormais familiers des campus brazzavillois. « Je puise dans le présent pour parler au futur », confiait-il récemment en marge d’une résidence de création soutenue par le ministère de la Culture et des Arts.
Entre innovation et transmission, la scène comme agora
L’une des curiosités du spectacle sera la présentation officielle des « Bozianas », trois jeunes chanteuses issues du réseau des écoles de musique de Makélékélé. Elles porteront les parties vocales jadis tenues par les « Anti Chocs Girls », rappelant l’engagement de Boziana en faveur d’une plus grande visibilité des interprètes féminines, encore minoritaires dans la rumba. Les répétitions, ouvertes à quelques bloggeurs culturels, ont révélé une esthétique mêlant pas de danse traditionnels et scénographie numérique, symbolisant la rencontre du bambou et de la fibre optique.
À l’issue du concert, une table ronde animée par l’ethnomusicologue Henri-Giscard Oba abordera la question de la patrimonialisation de la rumba et de son économie créative. Les échanges, retransmis sur plusieurs radios locales, viseront à outiller la nouvelle génération confrontée aux défis du streaming, de la rémunération des droits voisins et de la circulation transfrontalière des œuvres.
Brazzaville, capitale de la rumba inscrite à l’UNESCO
Depuis l’inscription conjointe de la rumba congolaise au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en décembre 2021, Brazzaville a renforcé sa politique d’infrastructures culturelles. La municipalité, appuyée par des partenariats public-privé, réhabilite des salles de spectacle et favorise des résidences artistiques qui attirent chercheurs et touristes. Le concert de Bozi Boziana s’inscrit dans cette dynamique, rappelant que la diplomatie culturelle constitue un accélérateur de développement local.
La jeunesse brazzavilloise, connectée et avide de repères, trouvera ce soir-là l’occasion de mesurer combien la rumba reste, selon les mots du sociologue Dieudonné Mouyeke, « un miroir agrandi de nos sociabilités, de nos espoirs et de nos élégances ». Dans l’acclamation d’un public pluriel, entre cadres d’entreprise et vendeurs de street-food, la musique prolongera l’esprit de partage qui structure le vivre-ensemble congolais.