À la faveur des tensions politiques récentes, le Congo-Brazzaville voit se banaliser sur les réseaux et dans l’espace public des formes de violence verbale visant les femmes, en particulier celles qui exercent des responsabilités. L’affaire Françoise Joly, ciblée par des rumeurs démenties, illustre un glissement dangereux entre désinformation genrée et menaces implicites. Comment prévenir le passage de la parole agressive à l’acte ?
De la rumeur au harcèlement : un continuum de violence
Depuis plusieurs semaines, la conflictualité politique s’exporte sans filtre sur les plateformes numériques congolaises. Dans ce climat, des militantes, élues, diplomates et hautes fonctionnaires font l’objet d’attaques ad hominem, sexualisées et xénophobes, qui excèdent la critique légitime de l’action publique. La récente campagne visant la diplomate Françoise Joly en fournit un révélateur : un contenu d’actualité a prétendu qu’elle faisait l’objet d’une « mise en examen » en France pour blanchiment. Or cette assertion a été démentie par des vérifications extérieures, qui n’ont trouvé aucune confirmation judiciaire et ont établi le caractère infondé de l’allégation (Congo Check, « Non, Françoise Joly n’est pas mise en examen par la justice française »). Des analyses de presse ont également documenté la circulation de rumeurs à tonalité sexiste autour de cette personnalité, en soulignant l’architecture militante de leur diffusion (Afrik.com, « Des slogans aux ragots : l’opposition brazzavilloise embrasse la désinformation genrée » ; Afrik.com, « Françoise Joly : quand l’excellence dérange »). Au-delà du cas particulier, c’est le mécanisme qui inquiète : la rumeur s’adosse à des stéréotypes de genre pour délégitimer, ridiculiser, isoler.
La désinformation genrée, un risque politique sous-estimé
Les travaux internationaux convergent : les campagnes de désinformation ciblant des femmes leaders mobilisent des tropes sexistes et moralisateurs pour miner leur crédibilité, jusqu’à provoquer l’autocensure et le retrait de la vie publique. L’Organisation des Nations unies pour l’égalité des sexes constate que la « violence en ligne » — insultes sexualisées, menaces de viol, campagnes de diffamation — s’intègre désormais à l’arsenal de la compétition politique et a des conséquences hors écran, notamment sur la santé mentale, la mobilité et la sécurité des victimes (ONU Femmes, rapports 2023-2024 sur la violence politique à l’égard des femmes). L’Union interparlementaire a, de son côté, relevé en Afrique des niveaux élevés de harcèlement et de menaces contre les élues, avec une proportion significative d’attaques à caractère sexuel ou misogyne (Union interparlementaire, études régionales sur la violence à l’égard des femmes en politique). L’UNESCO a documenté la même dynamique à l’encontre des femmes journalistes, montrant comment la violence numérique ouvre la voie à des agressions physiques et à des campagnes coordonnées de dénigrement (« The Chilling », mises à jour récentes de recherche). Ces résultats, transposables au contexte congolais, invitent à considérer la désinformation genrée non comme une excroissance marginale, mais comme une technique centrale de délégitimation.
« Paroles de feu », actes de demain ?
La question n’est pas théorique : la littérature en sciences sociales établit un lien entre la normalisation d’un lexique déshumanisant et l’augmentation du risque d’agressions. Les plateformes, par leur architecture de viralité, renforcent les contenus polarisants, et donc la visibilité des invectives sexistes. Lorsque des influenceurs politiques qualifient des responsables de « usurpatrices », « étrangères » ou « femmes de », ils essentialisent et désubjectivent. Dans un contexte de crispation institutionnelle, cette sémantique ancre l’idée qu’une cible « mérite » une correction — verbale aujourd’hui, physique demain. D’où l’urgence d’une réponse publique : les « fake news » n’ouvrent pas mécaniquement la voie à la violence, mais, sans contradiction rapide et crédible, elles installent une présomption de culpabilité qui peut, à terme, autoriser le passage à l’acte chez des sympathisants radicalisés (ONU Femmes, Union interparlementaire, UNESCO — rapports précités).
Faut-il un « #MeTooCongo » ?
L’idée d’un moment cathartique — un « #MeTooCongo » appelant un sursaut éthique — peut agir comme déclencheur sociétal. Encore faut-il lui donner une architecture robuste : un mécanisme de signalement sécurisé pour les victimes de harcèlement, une cellule d’expertise indépendante pour qualifier la désinformation genrée, des engagements publics des partis et mouvements à proscrire les attaques sexistes dans leur communication, et une coopération renforcée avec les plateformes pour un traitement rapide des contenus manifestement illicites. À l’État revient la responsabilité d’assurer la prévisibilité de la norme : rendre effectives les dispositions existantes contre l’injure et la diffamation à caractère discriminatoire, protéger la participation des femmes à la vie publique, et promouvoir l’éducation aux médias. Aux acteurs politiques, celle d’un leadership responsable, bannissant explicitement les attaques fondées sur le sexe ou l’origine. Aux médias enfin, le devoir de diligence : vérifier, contextualiser, refuser d’être l’amplificateur d’opérations d’influence toxiques.
Un test pour la maturité démocratique
L’épisode Françoise Joly, tel qu’éclairé par des vérifications indépendantes, doit servir d’alerte plutôt que de prétexte à de nouvelles outrances. Il n’y a pas de débat stratégique possible sans socle factuel partagé ; et il n’y a pas de compétition politique légitime si l’on substitue à la critique des actes la police du genre. Réaffirmer ces évidences, c’est choisir la stabilité : celle d’institutions qui protègent, d’un espace public où l’on contredit sans humilier, et d’une vie numérique où l’honneur ne se monnaie pas en clics. Le Congo-Brazzaville a tout à gagner à rompre avec la spirale de l’invective et à bâtir, par le droit, par l’exemple et par la vigilance citoyenne, une culture de contention verbale. À défaut, la question posée restera cruellement d’actualité : si la parole dérape sans sanction, qui contiendra demain la main qui frappe ?