Au cœur du phénomène des plaques fantômes
Aux heures de pointe, il suffit de lever les yeux sur l’avenue Matsoua pour apercevoir un 4×4 sans la moindre plaque. Ni devant, ni derrière. Le spectacle se répète partout, du rond-point Moungali au boulevard Alfred Raoul.
Pour nombre d’usagers, ce détail n’est plus un simple oubli technique mais une habitude bien installée. Les réseaux sociaux congolais diffusent chaque semaine des vidéos illustrant cette « invisibilité » mécanique qui étonne les visiteurs et inquiète les riverains.
Cadre juridique et rappel réglementaire
Le code congolais de la route, révisé en 2013, oblige tout véhicule à arborer deux plaques homologuées, fixées de façon permanente et lisible. L’article 97 prévoit une amende, l’immobilisation immédiate et, en cas de récidive, la mise en fourrière définitive.
Dans la pratique, policiers et gendarmes dépistent quotidiennement les infractions, confie le commandant Jules Oba, chef du Groupement mobile de circulation: «Nos patrouilles retirent en moyenne quinze cartes grises par jour pour absence d’identification».
Impacts sur la sûreté urbaine
Au-delà de la contravention, l’absence de plaque complique les enquêtes criminelles. Lorsque des braqueurs disparaissent dans le trafic, aucune caméra de surveillance ne peut suivre leur trace. L’outil principal de traçabilité, la plaque, devient un angle mort redoutable.
Les dernières statistiques de la direction générale de la police font état de 112 vols aggravés impliquant des véhicules non immatriculés en 2023, soit une hausse de 27 % par rapport à 2022, surtout dans les arrondissements périphériques.
Cette réalité nourrit un sentiment d’insécurité alimenté par les enlèvements nocturnes mentionnés dans les médias privés. Les victimes décrivent des vitres teintées, des gyrophares improvisés et l’impossibilité de noter un numéro pour alerter rapidement les autorités.
Le sociologue Urbain Mabiala voit là un risque de banalisation: «Plus l’irrégularité devient visible, plus elle se normalise. Les jeunes conducteurs finissent par percevoir la plaque comme un accessoire, non comme un devoir civique» et routier essentiel.
Actions de la force publique
Face à cette tendance, le ministère de l’Intérieur a lancé en mars une opération baptisée «Plaque claire». Des équipes mixtes police-gendarmerie multiplient les contrôles surprises à Poto-Poto, Makélékélé ou Vindoulou, zones identifiées comme points chauds par les analyses criminelles précédentes.
Selon le colonel Ngatsé, porte-parole de la gendarmerie, l’opération a permis de retirer 486 véhicules du trafic en six semaines, dont 60 % ont régularisé leur situation avant la fin du mois grâce à une procédure simplifiée récemment adoptée.
La mairie de Brazzaville, de son côté, annonce l’arrivée de caméras dotées de la lecture automatique des plaques. Le test prévu autour du stade Alphonse-Massamba-Débat devrait appuyer les contrôles humains et accélérer la détection des véhicules non conformes.
Économie parallèle et responsabilité partagée
Outre l’aspect sécuritaire, le phénomène soulève des questions fiscales. Sans plaque, pas de taxe de roulage, rappelle Valéry Okouango, conseiller au Trésor. «Chaque véhicule fantôme prive l’État de ressources destinées à l’entretien des axes nationaux» et ralentit les investissements routiers.
Derrière le volant, on retrouve parfois des propriétaires honnêtes attendant simplement la délivrance de nouvelles plaques après mutation. La lenteur administrative alimente donc la zone grise où s’engouffrent trafiquants de carburant et réseaux de revente de pièces volées.
Le gouvernement dit travailler sur un guichet unique numérique intégrant les douanes, l’impôt et la police. L’objectif est de réduire le délai d’obtention d’une nouvelle carte grise à quarante-huit heures, contre dix jours actuellement pour tous.
Témoignages et perceptions citoyennes
Sur le parvis du centre commercial Grand Marché, Linda, 27 ans, confie éviter désormais les taxis dépourvus de plaque: «Je préfère payer plus cher mais savoir qu’on peut retrouver le véhicule en cas de problème, surtout après la tombée de la nuit.»
À Mpila, Serge, chauffeur de messagerie, admet avoir roulé trois semaines sans plaque avant la régularisation: «Je n’avais pas les moyens d’avancer les frais. Un contrôleur m’a conseillé de me rendre au poste avant l’amende» lui infligée.
Vers une mobilité plus sûre
Experts en transport urbain proposent d’accompagner la répression par la sensibilisation. Une campagne audiovisuelle est prévue sur Télé Congo pour rappeler que la plaque sert aussi à secourir un accidenté, à retrouver une voiture volée ou à prouver un passage péage.
La société civile suggère également d’étendre l’usage du QR code directement gravé sur la plaque, solution déjà expérimentée au Rwanda. Le scan permettrait aux forces de l’ordre de confirmer instantanément la validité de l’immatriculation et l’assurance du véhicule.
À moyen terme, l’intégration du Congo-Brazzaville dans le projet africain de plaque unique de la CEMAC offrirait une base régionale de données. Les trafiquants n’auraient plus intérêt à franchir les frontières pour brouiller les pistes d’enquête à venir.
En attendant, les riverains espèrent que les opérations en cours permettront de rendre ses lettres d’ordre au bitume brazzavillois. Pour beaucoup, voir réapparaître les plaques, c’est reprendre confiance dans le partage de la rue et le vivre-ensemble urbain.