Franc-maçonnerie et pouvoir africain
Le 21 août 2025, le Grand Orient de France a choisi à Bordeaux un nouveau Grand Maître, Pierre Bertinotti. Derrière l’annonce, une onde discrète a rapidement traversé l’Atlantique puis le fleuve Congo, rappelant la profondeur des liens maçonniques transcontinentaux.
Dans les rues de Brazzaville, initiés et observateurs se questionnent : que signifie cette nomination pour un réseau qui, depuis des décennies, accompagne de hauts responsables administratifs et économiques congolais, souvent dans la plus grande discrétion mais avec un sens revendiqué du service public ?
Portrait stratégique de Pierre Bertinotti
Bertinotti, 72 ans, enseigne l’économie à CentraleSupélec et a côtoyé Bercy durant vingt ans, où il a, selon ses pairs, développé une vision « sociale de la rigueur budgétaire ». Sa double formation Sciences Po et HEC lui offre un capital relationnel rare, y compris également hors de France.
À la tribune de Bordeaux, il a promis de « refonder le pacte social » en engageant la franc-maçonnerie sur les questions d’intelligence artificielle et de crise climatique, des thèmes qui résonnent dans les capitales africaines où la transition numérique et environnementale reste une priorité officielle toujours.
Les loges GODF en Afrique francophone
Depuis l’époque coloniale, les loges du GODF constituent, pour de nombreux cadres africains, des espaces de formation informelle où se tissent solidarités professionnelles et amitiés politiques. Les présidents comme les ministres y croisent banquiers et artistes, réunis par un rituel qui valorise la parole égale et la loyauté.
À Brazzaville, la loge Pont sur le fleuve, fondée en 1913, demeure l’une des plus anciennes du continent. Selon un ancien vénérable, elle a servi de « laboratoire de réflexion » à la création de plusieurs établissements publics modernes locaux dans les années 2000.
Les autorités congolaises reconnaissent volontiers le rôle de ces cercles. « Ils offrent une passerelle utile avec l’expertise européenne tout en respectant notre souveraineté », souligne un conseiller du ministère de l’Économie, évoquant l’appui technique apporté lors de récentes réformes portuaires nationales et douanières.
Brazzaville, carrefour d’influence discret
Si l’influence française reste notable, la donne évolue. Pékin propose des formations similaires via des associations d’amitié sino-africaines, Moscou mise sur les clubs diplomatiques, Ankara valorise les confréries soufies. Le GODF doit donc constamment réaffirmer son utilité pour ne pas devenir un simple vestige historique local.
À l’hôtel Pefaco Maya-Maya, des notables brazzavillois confient qu’ils apprécient la « méthode godfienne » fondée sur le débat contradictoire. Pour eux, l’arrivée de Bertinotti pourrait raviver des jumelages institutionnels, notamment dans l’ingénierie financière verte récemment encouragée par la CEMAC et ses partenaires multilatéraux régionaux.
Une source diplomatique française rappelle néanmoins que les loges ne se substituent pas aux canaux traditionnels. « Elles préparent le terrain, rien de plus », insiste-t-elle. Cette précision rejoint la volonté des pouvoirs publics congolais de garder la maîtrise des grands projets tout en diversifiant les compétences importées.
Soft power et concurrence internationale
Sous d’autres latitudes, le GODF poursuit son implantation, mais avec moins d’assurance qu’avant. À Abidjan, c’est la Grande Loge Unie d’Angleterre qui séduit de jeunes entrepreneurs. À Kigali, une fraternité germanophone gagne du terrain. Le jeu d’influence devient donc multilingue et multipolaire pour tous acteurs.
Face à cette concurrence, Bertinotti mise sur son pedigree académique pour promouvoir un dialogue que ses proches qualifient de « raisonné ». Il prévoit un séminaire continental à Dakar en 2026, où économie circulaire et citoyenneté numérique occuperont, selon lui, « le cœur des planches » maçonniques africaines.
Les jeunes cadres congolais, souvent formés à l’étranger, voient dans ces forums des occasions d’étendre leurs réseaux. Nelly Oba, analyste financière, estime que « la dimension éthique de la franc-maçonnerie rassure les investisseurs en quête de gouvernance stable », un atout pour Brazzaville durable.
Transparence et enjeux nationaux
Le sociologue Jean-Michel Mabiala rappelle pourtant que l’opacité supposée des loges alimente parfois les fantasmes. Selon lui, la meilleure stratégie reste l’ouverture partielle, par exemple en publiant des rapports d’activité, pratique déjà entamée au Congo depuis deux ans avec un certain succès public mesuré.
Sur le plan juridique, aucune disposition congolaise n’interdit l’affiliation maçonnique. Les statuts du GODF exigent cependant que ses membres respectent les lois nationales, un principe qui rejoint la politique de modernisation institutionnelle soutenue par le gouvernement pour renforcer la transparence et la conformité aux standards internationaux.
Au-delà des cénacles fermés, la franc-maçonnerie a déjà financé des bourses d’études pour cinq étudiants congolais en 2024, rappelle l’Université Marien-Ngouabi. Cette dimension philanthropique, parfois occultée, pourrait devenir un vecteur de notoriété positif si le nouveau Grand Maître choisit d’en amplifier la visibilité dans les médias jeunesse locaux.
Un mandat sous haute surveillance
À Paris, certains initiés parlent déjà d’un « cycle africain » du GODF qui culminerait lors du tricentenaire de l’obédience en 2033. Bertinotti, premier relais, semble vouloir poser les jalons d’une collaboration plus horizontale, adaptée aux attentes générationnelles congolaises en pleine mutation sociétale.
Reste douze mois pour convertir ces ambitieux discours en actes mesurables. L’Afrique l’observe, Brazzaville aussi, prête à saisir chaque opportunité de dialogue constructif et d’échange franc.